Pour le créateur de startup, les résultats attendus au démarrage sont rarement au rendez-vous. Dans ces moments, il se pose généralement question de savoir s’il faut persévérer avec ses hypothèses de travail actuelles ou s’il faut changer significativement son produit. Une décision finale de ce type est souvent subjective (vision, intuition, etc.). Mais appuyer ses choix sur du ressenti expose aux perceptions erronées. Pour prendre a décision et pivoter, le créateur de startup doit donc appuyer des faits vérifiés lors de tests.
Eric Ries présente l’histoire de Votizen. Son créateur David Binetti souhaitait améliorer la participation des américains aux processus civique. Il avait pensé son outil comme un réseau social d’électeurs vérifiés qui recruteraient d’autres électeurs pour défendre une cause commune. Les premiers résultats obtenus avec des early adopters furent très encourageants.
Une première version de l’outil générait des enregistrements et une activation trop faible. Des améliorations permirent d’obtenir des améliorations significatives dans les taux d’enregistrement et les taux d’activation. Pourtant le taux rétention et de recommandation restaient trop faible alors que 20 000$ avaient été dépensés.
La nécessité d’un pivot est difficile à établir. Il peut-être tentant de croire que les bons résultats ne vont pas tarder à venir et qu’il convient de persévérer avec les hypothèses actuelles. La startup risque alors de se retrouver dans ce qu’Eric Ries appelle « être coincé au royaume des morts-vivants ». Les entreprises dans cette situation dépensent une grande quantité d’argent en ressources humaines et infrastructures. Quelques résultats encourageants les laissant croire qu’ils sont proches du but. Mais elles ne parviennent jamais à transformer ces signes encourageants en un modèle de croissance durable.
Pour Votizen, David Binnetti avait évité cet écueil grâce à deux avantages. D’abord, il avait dès le départ lancé un produit minimum viable qui lui permettait de tester ses hypothèses avant de se lancer dans des développements lourds. Ensuite, il avait identifié toutes ses hypothèses à vérifier. David avait ciblé ainsi des indicateurs actionnables (enregistrement, activation, rétention, recommandation). C’est-à-dire des indicateurs qui peuvent se traduire en action corrective (à l’inverse du nombre total des ventes par exemple).
Votizen avait en effet des résultats acceptables. Mais ils n’étaient pas assez bons pour générer de la croissance. Les améliorations que la société venait d’apporter ne permettaient pas de créer un business durable. David décida donc de pivoter pour tester de nouvelles hypothèses.
Le produit changea de nom et devint @2gov. Plutôt que de regrouper des utilisateurs en un réseau social, @2gov leur permettait d’entrer directement un élu avec des outils existants (twitter, mail, etc.). Par ailleurs, la pétition au format papier était produite et envoyée par @2gov.
Si nous reprenons les hypothèses précédentes, elles diffèrent sur un point : son modèle de croissance. Le revenu n’est plus généré au niveau de l’adhésion au réseau social mais à l’envoi du message à l’élu.
L’évolution du produit coûta 30 000$, et les indicateurs de rétention et de recommandation s’améliorèrent significativement. Mais moins de 1% des enregistrements aboutissaient à du revenu. David élargit alors son recrutement à des compagnies de grande taille, des sociétés de levée de fond, etc. Tous ces acteurs avaient un intérêt à mener des campagnes politiques. Ces sociétés semblaient prêtes à payer pour les services de @2gov si les fonctionnalités adaptées étaient mises à leur disposition. David organisa le passage d’un modèle B2B à B2C, mais les sociétés ne confirmèrent pas leur intérêt initial. Ces sociétés, mêmes si elles étaient intéressées n’étaient pas prêtes à se mettre dans la peau d’early adopters.
Après trois pivots, le produit n’avait toujours pas de modèle de croissance durable. Plutôt que de recourir à des investisseurs externes, David, réduisit l’équipe pour conserver les coudées franches.
Il s’inspira du modèle Google AdWords pour faire évoluer son modèle de croissance. Le mode d’enregistrement restait le même mais les utilisateurs qui souhaitaient s’inscrire devaient prépayer le message qui serait envoyé à l’élu. Il apparut que 11% des utilisateurs étaient prêts à prépayer 20 cents. Avec la méthode de l’apprentissage validé, le MVP suivant fût ainsi développée en un mois contre huit pour le premier et la société trouva finalement son modèle de croissance.
Nous avons vu dans un article précédent à quel point les indicateurs de vanité (Chiffre d’affaire, Nombre de visites, etc.) étaient limités.
Les entrepreneurs ont souvent peur de pivoter trop tôt sans laisser à leur modèle une chance de se développer. Cette peur empêche d’entrer dans une démarche de MVP, de split testing et de tests d’hypothèses. L’entrepreneur attend de finaliser au mieux son produit avant de commencer les tests. Mais en procédant de la sorte, ses opportunités de pivoter finissent par se restreindre.
Citons le cas de Wealthfront. Au départ, cette société avait développé un jeu de simulation d’investissement appelé kaChing. En fait, il cachait un outil de gestion de portefeuille destiné au marché des fonds communs de placement. La solution proposée visait à accroitre la transparence et la valeur pour les acheteurs. Il devait également permettre l’arrivée de nouveaux acteurs sur le marché et d’en changer les règles.
Le jeu permettait à toute personne inscrite de participer à un championnat imaginaire et d’ouvrir un compte de trading virtuel. Ce compte était basé sur un portefeuille où le joueur n’avait pas à investir des fonds réels.
Pour bâtir son produit, Wealthfront a construit une technologie sophistiquée qui permettait d’évaluer le savoir-faire de chaque manager de fond. De tels outils existaient déjà (notamment celui de l’instance d’évaluation du secteur, la Premier U.S. university endowments). Mais ces informations n’étaient pas disponibles publiquement. La technique de notation de Wealthfront était aussi performante que celle de cette autorité. Mais elle avait l’avantage de rendre cette information publique et transparente pour les acheteurs de fonds communs de placement. Les hypothèses de Wealthfront étaient les suivantes :
Les métriques de vanité auraient pu piéger les fondateurs. 450 000 joueurs étaient inscrit sur la plateforme gratuite. En fait, seul sept d’entre eux avaient converti le compte joueur en compte de trading réel. Les améliorations qui suivirent ne changèrent rien au taux de conversion. Il était temps de pivoter. Deux constats ressortaient des cette première phase. Les gestionnaires de fonds professionnels hésitaient à rejoindre Wealthfront pour plusieurs raisons :
Pour l’entreprise, il devenait donc déterminant de pouvoir utiliser leurs retours pour améliorer l’outil. La stratégie Freemium avait permis de se constituer une communauté d’usage vaste, mais elle avait écarté les usagers professionnels qui étaient pourtant la cible finale du produit. Le positionnement de la société était donc confus.
En s’appuyant sur des tests, les fondateurs réalisèrent que le cœur de l’attente des usagers de services financiers était l’expertise estimée des gestionnaires de fond. Et l’outil le faisait très bien. Comme pour IMVU, la plupart des fonctions développées n’avaient aucune utilité. Le pivot consista donc à faire de cette fonction le cœur du produit. L’activité de l’entreprise pût décoller.
Il est difficile de savoir précisément quand pivoter. Eric Ries note que lui-même dans le cas du développement du jeu IMVU, il avait raté ce moment alors que tous les indices étaient là.
Après avoir mis en place l’organisation lean, des tests, un MVP et la méthode Kaban, IMVU avait fini par multiplier les améliorations de l’outil, et à grande vitesse.
Cette stratégie avait fait son succès auprès des early adopters. Mais après cette réussite, l’entreprise peina à trouver des clients ordinaires. Ses indicateurs de croissance (acquisition, inscription, usage, paiement) ne s’amélioraient que de façon insignifiante.
IMVU avait en fait cessé de s’appuyer une boucle d’amélioration et n’avait plus de modèle de croissance durable. L’entreprise suivait des indicateurs de vanité qui étaient satisfaisants, les ventes augmentaient. Pour que la croissance soit durable, il fallait améliorer la conversion.
Il fut décidé d’effectuer un pivot pour convertir de nouveaux segments de clientèle qui ne poussaient pas plus loin l’essai du jeu. IMVU mena des actions de marketing auprès de ces nouveaux publics. Malheureusement, les indicateurs d’acquisition s’effondrèrent. Les nouveaux inscrits n’achetaient pas les produits numériques proposés par IMVU.
Le nouveau public ciblé était moins adepte des paramétrages et des commandes. Il fallait ainsi repasser le cap du MVP et des tests. IMVU pourrait ainsi proposer une solution finie qui puisse être adoptée par n’importe qui, sans connaissance préalable en informatique.
Les premiers résultats auprès du grand public furent décourageants. La nouvelle interface était buggée. Les améliorations ciblées pour le grand public avaient dégradé les performances de l’ensemble du jeu. Le taux de conversion du public expert s’était lui aussi dégradé car ce qui marchait avant ne marchait plus. Mais le principe de la boucle d’amélioration et les outils du lean permirent de corriger progressivement les erreurs. Le produit devint plus simple à utiliser et s’ouvrit ainsi à un public bien plus large.
Ce qui était considéré comme une fonctionnalité simple devient le produit lui-même. C’est l’exemple que nous venons de voir avec Wealthfront / kaChin. C’est aussi le cas de Votizen qui a renoncé à bâtir un réseau social au profit d’une simple mise en contact.
C’est l’inverse du cas précédent. Il faut dans ce cas étoffer l’offre de service initiale pour donner une cohérence au produit.
Dans ce cas, le produit résout un problème que le segment client qu’il vise ne se pose pas. Mais en changeant de segment client, il résout le problème. C’est le cas d’IMVU lorsqu’il décida de s’adresser à un public de joueur en ligne plutôt qu’à un public de type réseau social / tchat.
Le produit résout un problème qui est secondaire pour le client. Dans ces cas, l’hypothèse de départ doit-être élargie de façon à identifier le besoin réel / plus large qui a été identifié au départ.
C’est un pivot technique qui permet de changer de plateforme technique. Ce changement permet d’améliorer la boucle de feedback et d’apporter des améliorations qui étaient difficiles ou impossibles avec la plateforme précédente.
Il s’agit ici de passer d’un modèle marge élevées / faible volumes à un modèle faible marge / grands volume ou l’inverse.
Il s’agit de l’ajout d’une fonctionnalité dédiée à la capture de valeur. Certaines startup focalisent sur la fréquentation et tardent à formaliser le moment de la conversion. Ce pivot leur permet de monétiser une fréquentation.
Il s’agit généralement de changer de canal de distribution. Dans l’économie réelle, cette réflexion concerne généralement les cas où l’on s’aperçoit que le produit peut être vendu plus facilement en passant par un distributeur. Cela a bien sûr un impact sur les marges. Dans le cas de l’internet, c’est plutôt l’inverse qui sera intéressant pour la startup. Internet permet d’accéder directement au client. Ce pivot consistera donc à établir une relation directe avec le client à travers son site web.
Il est assez conventionnel de voir les grandes réussites entrepreneuriales (Apple, Amazon, etc.) sans tenir compte des pivots qui les ont amenés à définir cette stratégie. Les sociétés ont intérêt à lisser leur histoire en les présentant comme les résultats immédiats d’une excellente idée élaborée par un inventeur génial.
Le créateur de startup doit éviter ces récits pour projeter son parcours. La mise en place d’une boucle de feedback est le seul moyen pour un entrepreneur de se suivre à la trace et de développer progressivement son produit .Dans ce cadre, un pivot est une étape qui nécessitera un changement majeur du produit, voir un nouveau produit. Même après les premiers succès, la startup devra toujours continuer à évaluer la possibilité d’effectuer un pivot. Le livre de Clayton Christen, the Innovators dilemma démontre comment de nombreuses entreprises se sont satisfaites de leurs résultats positifs alors qu’elles auraient du pivoter. D’autres sont venus avec des propositions de produit plus innovantes et se sont appropriés leur marché.
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